II
UN PLAN DÉMENT

Le lieutenant Richard Bolitho traversa lentement la dunette pour passer au vent et dut s’accrocher au filet de branles pour garder l’équilibre. Le Trojan le dominait de toute sa pyramide de toile et, même pour un marin accoutumé à ce genre de spectacle, la perspective était plutôt saisissante. D’autant plus saisissante qu’ils venaient d’endurer quatre jours et demi particulièrement éprouvants.

Le vent les avait accompagnés gentiment jusqu’à Sandy Hook avant de tourner en l’espace de deux ou trois heures, comme sous l’impulsion du diable en personne. Il sautait, faisait demi-tour sans prévenir et l’on devait à chaque quart appeler tout le monde sur le pont pour régler les voiles ou prendre un ris. Il ne leur avait pas fallu moins d’une harassante journée pour parer les récifs de Nantucket, dans une mer qui bouillonnait comme chauffée par quelque mystérieuse force venue droit de l’enfer.

Ils avaient tant bien que mal fini par faire route à quatre ou cinq nœuds, puis le vent avait repris ses facéties : les hommes épuisés se battaient contre la toile rebelle, tentaient de s’agripper vaille que vaille, luttaient bec et ongles très loin au-dessus du pont dans un combat qui les rendait littéralement fous.

Les choses étaient différentes à présent. Le Trojan faisait cap pratiquement plein nord, huniers brassés aussi serrés que possible. L’eau qui bouillonnait le long de la coque témoignait suffisamment qu’ils taillaient convenablement la route.

Bolitho laissa son regard errer sur le pont principal : des hommes se reposaient, bavardaient, attendant selon la coutume de voir ce que le coq avait bien pu mitonner pour le dîner. À en juger d’après le panache graisseux qui s’échappait de la cambuse, Bolitho pariait pour du bœuf salé bouilli, assorti de biscuit de mer spongieux, avec une poignée de flocons d’avoine plus des restes datant de la veille. George Triphook, cuistot en chef, était unanimement détesté à bord, excepté de ses marmitons. Cependant, et contrairement à la plupart des gens, il adorait être haï et savourait pleinement les torrents d’injures qui saluaient régulièrement ses triomphes culinaires.

Du coup, Bolitho se sentit soudain un solide appétit. Malheureusement, le menu du carré ne serait probablement pas bien meilleur que ce qui lui flattait les narines.

Il songea soudain à la grande vieille demeure grisâtre de Falmouth, à sa mère, et s’éloigna un peu de son adjoint de quart, l’aspirant Couzens, qui gardait en permanence les yeux rivés sur lui. Le choc avait été terrible. Dans la marine, on risquait la mort de toutes les façons possibles : maladie, naufrage, boulet, et les murs de l’église de Falmouth étaient recouverts de plaques commémoratives de ce genre, où s’inscrivaient les noms et les hauts faits de tous les enfants de la paroisse qui étaient partis pour ne jamais revenir.

Mais sa mère, sa mère ! Pas elle, jeune et vivante comme elle était, toujours prête à prendre sur ses épaules le fardeau de la maison lorsque son mari, le capitaine James Bolitho, était au loin, ce qui était souvent le cas !

Bolitho et son frère Hugh, ses deux sœurs Felicity et Nancy, chacun d’entre eux avait aimé leur mère à sa manière. Quand il était rentré chez lui, à son débarquement de la Destinée, encore mal remis de sa blessure, il avait eu désespérément besoin d’elle. Et la maison ressemblait à un tombeau. Elle était morte. Même à présent, il ne parvenait toujours pas à accepter qu’elle ne fût plus à Falmouth, à observer la mer au-delà de Pendenis Castle, à rire de ce rire si communicatif qui savait chasser au loin toute tristesse.

Elle avait pris froid, à ce que l’on racontait, puis une fièvre subite, et la fin en quelques semaines.

Il se figurait clairement la réaction de son père à ce moment-là. Le capitaine James, comme on l’appelait dans le pays, était devenu un magistrat respecté après avoir perdu un bras au combat, ce qui l’avait contraint à quitter le service. Bolitho voyait la maison en hiver, les chemins emplis de boue, les nouvelles qui tardent, la campagne recroquevillée pour lutter contre le froid et l’humidité, trop préoccupée d’elle-même pour se soucier de renards en maraude, d’animaux perdus ou même de cette guerre qui faisait rage au loin. Mais son père avait certainement l’œil à tout : couvant comme une poule ses poussins un navire de guerre à l’ancre dans Carrick Roads, désespérément à la recherche de cette vie qui l’avait quitté, à jamais seul.

Oui, se dit tristement Bolitho, les choses devaient être mille fois pires pour lui.

Cairns fit son apparition sur le pont et, après avoir jeté un coup d’œil au compas puis à l’ardoise sur laquelle le maître de quart portait les calculs d’estime, s’en fut rejoindre Bolitho.

Bolitho le salua.

— En route au nordet, monsieur.

Cairns approuva d’un hochement de tête. Il avait les yeux clairs, et l’on avait toujours l’impression qu’il vous transperçait du regard.

— Il va peut-être falloir prendre un ris de mieux si le vent continue de forcir, j’imagine. Nous serrons au maximum ?

Il s’abrita les yeux de la main pour observer ce qui se passait sous le vent, mais le soleil ne risquait pas de l’éblouir. Il était même difficile de distinguer la limite entre mer et ciel, la mer était comme un désert d’acier. Les déferlantes, plus espacées à présent, explosaient régulièrement contre la coupée au vent avant de poursuivre leur chemin de l’autre bord.

La mer était à eux. Après avoir donné du tour à Nantucket et être entrés dans la baie du Massachusetts, ils étaient à l’écart de tout trafic local comme de la terre. Boston était à soixante milles au vent. À bord du Trojan, bien peu de gens se souvenaient encore de la Boston du temps passé, avant que les rancœurs accumulées finissent par tourner à l’effusion de sang.

À l’exception de rares têtes brûlées, plus personne ne se risquait dans la baie. Elle servait de repaire à des corsaires parmi les plus hardis, et Bolitho se demandait – ce n’était pas la première fois – s’il n’y en avait pas un à l’affût en ce moment même.

Cairns portait une grosse écharpe autour du cou. Il demanda :

— Que pensez-vous de ce temps, Dick ?

Bolitho était occupé à observer les hommes qui sortaient par les panneaux pour se rendre à la cuisine avant de retourner dans leurs postes surpeuplés.

Il avait pris le quart alors que Bunce restait sur le pont pour surveiller le rituel du point de midi. Encore que, avec cette mauvaise visibilité, il n’y eût rien à en attendre. Les aspirants étaient alignés, le sextant à la main, et les maîtres d’équipage évaluaient leurs progrès, ou leur absence de progrès.

— Brume, répondit doucement Bolitho.

— Encore une de vos fantasmagories celtes ? répondit Cairns en le fixant.

— Non, fit Bolitho avec un sourire, c’est le pilote qui le dit.

Le second soupira.

— Alors, va pour la brume. Mais, avec ce début de tempête, ça m’étonnerait bien !

— Ohé, du pont !

Ils levèrent les yeux d’un seul mouvement, soudain aux aguets après tant d’isolement.

Bolitho apercevait à peine la silhouette de la vigie qui se détachait contre les nuages bas. Le seul fait de la regarder le rendait malade.

— Une voile au vent, monsieur !

Les deux officiers attrapèrent leurs lunettes et grimpèrent dans les enfléchures. Mais ils ne voyaient rien, juste la crête des lames, encore plus agressives à travers la lentille grossissante, et une vague lueur en halo.

— Dois-je prévenir le capitaine, monsieur ?

Bolitho avait les yeux fixés sur Cairns, devinant ce qui se passait dans sa tête. Une voile. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Un navire ami paraissait peu probable, même un navire perdu ou un capitaine fou ne se seraient pas risqués au milieu de ces dangers.

— Non, attendez.

Cairns se tourna vers l’arrière.

— De toute façon, il a sûrement entendu la vigie, il ne viendra pas nous ennuyer avant que nous soyons prêts.

Bolitho réfléchit un instant à ce que venait de dire le second : voilà un aspect du capitaine Pears qui lui avait échappé. Mais c’était vrai. Le capitaine ne montait jamais en catastrophe sur le pont, comme faisaient certains de ses congénères, qui s’inquiétaient pour leur bateau ou essayaient d’obtenir une réponse alors que la question était insoluble.

Il regarda Cairns : lui aussi inspirait confiance.

— Voulez-vous que je monte pour aller voir par moi-même ? demanda-t-il.

— Non, répondit le second, je pense que le capitaine n’a pas encore besoin d’un rapport complet.

Bolitho regarda Cairns qui escaladait les enfléchures, la lunette en bandoulière comme un mousquet. Il grimpait toujours, passa la hune et ses élongis, continua dans le mât de hune jusqu’à atteindre la vigie installée à califourchon sur les barres, apparemment aussi à l’aise que s’il avait été assis sur un banc.

Il finit par détourner les yeux : voilà le genre de spectacle qu’il ne pourrait jamais supporter. Il détestait grimper dans les hauts. Chaque fois qu’il devait le faire, ce qui, Dieu soit loué, ne lui arrivait plus guère, il ressentait cette même nausée, cette terreur de tomber.

Il aperçut à l’avant une silhouette qu’il connaissait bien et se sentit rempli d’une bouffée d’affection pour l’homme impressionnant en chemise à carreaux et pantalon blanc. Encore quelqu’un qui lui rappelait la Destinée. Il s’agissait de Stockdale, le lutteur de foire qu’il avait secouru près d’une auberge alors qu’il était à la tête d’un détachement de presse.

Stockdale s’était adapté à la mer comme s’il était né pour cela. Il avait beau être fort comme cinq, il n’abusait jamais de sa puissance et se montrait en fait plus doux que beaucoup d’autres. Son maître de l’époque l’avait fouetté à coups de chaîne pour le punir d’avoir perdu un combat contre un homme de Bolitho. En fait, Stockdale avait dû faire exprès de perdre, car la chose ne s’était jamais plus produite depuis lors.

Il ne parlait guère et, quand il prononçait trois mots, cela lui demandait un gros effort. Ses cordes vocales avaient beaucoup souffert des innombrables combats qu’il avait dû soutenir sur les champs de foire.

Le voir ainsi, nu jusqu’à la taille, cinglé par les coups de chaîne de son maître, Bolitho n’avait pu le supporter. Quand il avait proposé à Stockdale de s’engager, il l’avait fait sans penser aux conséquences. Stockdale avait acquiescé d’un signe, avait ramassé ses affaires et l’avait suivi à bord.

Depuis lors, chaque fois que Bolitho avait besoin d’aide ou connaissait un ennui quelconque, Stockdale était là. Par exemple, lorsque ce sauvage s’était précipité sur lui avec un coutelas arraché à un matelot tué. Il n’avait appris le détail de l’affaire que plus tard : comment Stockdale avait rassemblé les survivants, l’avait emporté comme un enfant et l’avait sauvé.

Lorsque Bolitho avait été désigné pour le Trojan, il avait pensé que cela mettrait fin à leur étrange relation. Mais Dieu sait comment, Stockdale avait trouvé la solution.

— Un jour, monsieur, lui avait-il glissé, vous serez capitaine. Et, ce jour-là, vous aurez besoin d’un cuisinier.

Bolitho lui fit un sourire. Stockdale savait pratiquement tout faire : nouer une épissure, prendre un ris, gouverner. Mais il était désormais chef d’une des trente-huit pièces de la batterie haute du Trojan. Et, comme par hasard, cette pièce était dans la division de Bolitho.

— Alors, Stockdale, qu’en pensez-vous ?

Le visage torturé du marin se fendit en un large sourire.

— Ils sont en train de nous observer, monsieur Bolitho.

Bolitho voyait bien qu’il avait peine à parler, et l’air salé n’arrangeait pas les choses.

— Vous croyez ça ?

— Oui, il semblait plein d’assurance : Ils savent que nous sommes dans le coin et où nous allons. Je parierais bien qu’il y en a un autre hors de vue.

Cairns se laissait glisser sur un hauban avec la souplesse d’un aspirant et atterrit sur le pont.

— Une goélette par le travers, mais on n’y voit goutte avec cette brume – il fut pris d’un grand frisson : Même route que nous.

Et, voyant que Bolitho faisait un sourire à Stockdale :

— Puis-je partager vos fines plaisanteries ? ajouta-t-il.

— Stockdale me disait qu’il y en avait un autre à nous observer en restant bien au vent, monsieur.

Cairns allait ouvrir la bouche pour les contredire, mais il se reprit.

— Je crains qu’il n’ait raison. Au lieu de faire une démonstration de force, le Trojan risque fort de conduire la meute au convoi que nous essayons de protéger – il se frotta le menton : Mais, par Dieu, ce n’est pas une pensée très réjouissante. J’aurais imaginé une attaque sur l’arrière du convoi, la tactique habituelle qui ne laisse pas à l’escorte le temps d’intervenir. Mais cela revient au même – il se frottait de plus en plus vigoureusement le menton : Ils ne se risqueront pas à attaquer avec les bordées du Trojan dans les parages.

Bolitho entendait encore la voix de Pears, pendant la conférence, ce ton de doute. Voilà que ses soupçons prenaient de la consistance.

Cairns se retourna. Les deux timoniers étaient campés près de la roue, jetant alternativement un œil aux voiles et au compas.

— Pas la peine de déranger le capitaine pour ça, Dick. Il a reçu ses instructions, et le Trojan n’est pas une frégate. Si nous perdons notre temps pour des prunes, nous ne rejoindrons pas le convoi à temps. Vous avez pu constater les sautes d’humeur du vent, cela peut recommencer demain ou même tout de suite.

— Souvenez-vous, répondit tranquillement Bolitho, de ce que le Sage a dit : le brouillard.

Cairns parut frappé par la remarque.

— Si nous sommes contraints de mettre en panne, nous ne servirons à rien ni à personne, insista Bolitho.

Cairns le fixait attentivement.

— J’aurais dû y penser tout seul. Ces corsaires connaissent les parages mieux que nous tous – il sourit : Nous tous, sauf le Sage.

Le lieutenant Quinn montait sur le pont et vint les saluer.

— Je viens vous relever, monsieur.

Il observa longuement les voiles. Bolitho s’apprêta à prendre un rapide repas au carré, il avait hâte de connaître la réaction de Pears. Quant au sixième lieutenant, écrasé sous la responsabilité du Trojan et qui n’avait que dix-huit ans, le quart allait lui paraître bien long.

Bolitho s’apprêtait à la réconforter mais se retint : Quinn devait apprendre à se débrouiller tout seul. Un officier qui a besoin d’aide lorsque les choses sont un peu difficiles devient totalement inutile lorsqu’elles deviennent vraiment graves.

Il suivit Cairns dans la descente, tandis que Quinn consultait ostensiblement le compas et le journal.

— Il a l’étoffe d’un bon officier, fit Cairns ; il faut simplement lui laisser le temps.

Bolitho alla s’installer à la table du carré. Mackenzie et Logan avaient fait de leur mieux pour améliorer la présentation des plats : bœuf bouilli et gruau, biscuit de mer agrémenté de mélasse, fromage à profusion. Heureusement, une cargaison d’excellent vin rouge avait été livrée par le dernier convoi arrivé à New York. Et, à voir sa tête. Probyn en avait fait bon usage.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de voile ? demanda Probyn à Bolitho en lui jetant un œil soupçonneux. Les gens deviennent un peu trop nerveux, hein ? Dieu du ciel, la marine n’est plus comme dans le temps, conclut-il en se tournant vers les autres.

Bunce était installé au bout de la table et ingurgitait sa nourriture à grosses bouchées, sans lever la tête.

— Dieu n’est pour rien là-dedans, monsieur Probyn, il n’a rien à faire des athées.

— Cette nourriture est vraiment infecte, fit négligemment Sparke, il faut absolument que je déniche un autre cuisinier. Ce misérable devrait danser au bout d’une vergue au lieu de nous empoisonner.

La coque partit au roulis et des mains s’emparèrent instinctivement des assiettes et des verres qui entamaient une glissade.

Bunce sortit sa montre et la consulta attentivement.

— Et ce brouillard, monsieur Bunce, lui demanda Bolitho, vous croyez vraiment qu’il va tomber ?

Thorndike, le chirurgien, partit d’un rire bizarre.

— Vous plaisantez, Erasmus, du brouillard alors qu’on tangue comme des fous !

Bunce fit comme s’il n’avait rien entendu.

— Demain. Il faudra mettre en panne, il y a trop d’eau pour mouiller – il hocha la tête : Ce qui signifie perte de temps, et des milles qu’il faudra rattraper plus tard.

Estimant qu’il en avait assez dit, il se leva de table. Lorsqu’il passa près de lui, Probyn déclara :

— Nous aurons bien le temps de voir alors qui est le plus nerveux des deux, j’imagine.

Il claqua des doigts pour réclamer du vin et finit par exploser :

— Vraiment, il devient complètement fou en vieillissant, celui-là.

Il essaya de rire, mais rien ne sortit.

Le capitaine D’Esterre l’observait tranquillement.

— Lui au moins, on dirait que le Seigneur est avec lui. Et vous, qui vous assiste ?

Dans la chambre du capitaine, au-dessus d’eux, Pears était assis à sa grande table, la serviette passée dans sa cravate. Il avait entendu les officiers rire au carré et dit à Cairns :

— Il semblerait qu’ils soient plus heureux à la mer, non ?

— Il semblerait, approuva Cairns.

Pears réfléchissait, le second attendit le résultat.

— Qu’elle soit seule ou non, cette goélette représente une menace. Si seulement on nous avait donné un cotre ou un brick pour chasser ces loups. Mais…

Il se contenta de hausser les épaules.

— Puis-je faire une suggestion, monsieur ?

Pears découpa un petit morceau de fromage et le regarda d’un air songeur.

— C’est pour cela que vous êtes venu me voir, sans aucun doute – il sourit : Parlez.

Cairns croisa les bras dans le dos, les yeux brillants d’excitation.

— Vous avez entendu ce que dit notre pilote, monsieur ? Il prévoit du brouillard.

Pears acquiesça.

— Je connais bien ces eaux, le brouillard y est fréquent, encore que je ne me risquerais pas à faire une prévision aujourd’hui – il repoussa le fromage : Mais en général le pilote a raison.

— Dans ce cas, monsieur, nous devrons mettre en panne pour attendre qu’il se lève.

— Je sais : malheureusement, j’ai déjà pris cela en compte.

— Mais notre chien de garde devra en faire autant : il y va de sa sécurité et il aura peur de nous perdre. Le brouillard pourrait bien être notre allié.

Il fit une pause, le temps de voir la réaction du capitaine.

— Si nous pouvions le repérer et le prendre à l’abordage…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus.

— Dieu tout-puissant, monsieur Cairns, mais qu’allez-vous chercher ? Cela veut dire mettre les embarcations à l’eau, leur trouver un armement de qualité et envoyer tout ce beau monde dans ce fichu brouillard ! Mais, par l’enfer, monsieur, ce serait les expédier à une mort certaine !

— Il se pourrait bien qu’il y ait un autre bâtiment avec lui – Cairns avait pris son air le plus bête : Ils vont montrer des feux. Avec un peu d’adresse et un bon compas d’embarcation, je crois qu’une attaque a de bonnes chances de réussir.

Pears restait visiblement dubitatif.

— Cela nous fournirait un bâtiment supplémentaire, peut-être deux, des renseignements, des informations sur ce que trament les corsaires.

Pears s’enfonça dans son fauteuil et le regarda avec un petit sourire.

— On ne peut pas dire, vous avez des idées.

— Non, c’est le quatrième lieutenant qui a imaginé cela, monsieur.

— J’aurais dû m’en douter.

Pears se leva et s’approcha d’une fenêtre.

— Foutus Cornouaillais, de la graine de pirates et de naufrageurs. Je suppose que vous êtes au courant…

Cairns restait impassible.

— A ma connaissance, Falmouth, là où habite Mr. Bolitho, est la dernière ville qui ait soutenu le roi Charles contre Cromwell et le Parlement, n’est-ce pas, monsieur ?

Pears eut un pâle sourire.

— Bien répondu. Mais l’idée n’en reste pas moins dangereuse. Nous risquons de ne jamais récupérer nos embarcations, elles peuvent très bien ne pas trouver l’ennemi et ont encore moins de chances de s’en emparer.

Mais Cairns insistait.

— L’autre bâtiment sera pris dans le brouillard bien avant nous, monsieur. Je suggère que, dès que ce sera le cas, nous virions de bord pour nous rapprocher.

— Et si le vent nous est défavorable ? Du calme, du calme, monsieur Cairns. Je comprends votre dépit, mais je suis responsable de tout, et je dois penser à tout.

Au-dessus d’eux, la vie suivait son cours : le cliquetis d’une pompe, les bruits de pas à l’arrière, les hommes de quart qui s’activaient pour brasser une vergue ou refaire une épissure.

— Du moins, cela aurait l’avantage de la surprise, reprit Pears, pensif.

Il se décida.

— Faites présenter mes compliments au pilote et demandez-lui de nous rejoindre dans la chambre des cartes – petit ricanement : Encore que, le connaissant, je pense qu’il y est déjà.

Sur la dunette balayée par le vent, Bolitho observait les hommes au-dessus de sa tête, le frisson des grandes voiles. Il allait falloir prendre un ris, donc prévenir le capitaine. Il avait bien subodoré qu’il se passait quelque chose dessous, le capitaine s’était rendu avec Cairns à la chambre des cartes, qui jouxtait la chambre de Bunce.

Un peu plus tard, Cairns était sorti sous le crachin, et Bolitho remarqua qu’il ne portait pas de coiffure, ce qui était plutôt inhabituel chez un homme toujours bien mis, quelles que fussent les circonstances.

— Des nouvelles de la vigie ?

— Oui, monsieur.

Bolitho se courba soudain à l’arrivée d’une douche d’embruns qui explosa par-dessus les filets de branles et les arrosa copieusement. Cairns, lui, avait à peine bougé.

— L’inconnu est toujours au vent à nous, même relèvement. Je vais prévenir le capitaine, ajouta Cairns, qui rectifia sur-le-champ : Du reste, le voici.

Bolitho s’empressa de regagner le bord sous le vent, comme il est de coutume lorsque le capitaine monte sur la dunette, mais un ordre bref l’arrêta net.

— Restez avec nous, monsieur Bolitho.

Pears était campé à la lisse de dunette, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles.

— Je crois savoir que vous avez mijoté une petite combine invraisemblable avec le second.

— C’est-à-dire, monsieur, je…

— C’est de la folie furieuse – Pears contemplait la grand-voile, tendue à craquer sur sa vergue : Mais il y a tout de même un petit soupçon, un minuscule soupçon d’idée là-dedans.

Bolitho le fixait, éberlué.

— Je vous remercie, monsieur.

Pears pensait déjà à autre chose et ordonna à Cairns :

— Il faudra se contenter des deux cotres. Je veux que vous choisissiez vous-même les hommes un par un, vous savez comme moi de quoi nous avons besoin pour un sale boulot de ce genre.

Et, se radoucissant soudain en voyant la tête que faisait Cairns :

— Mais vous ne ferez pas partie de l’expédition.

Cairns s’apprêtait à protester, il le coupa :

— Je ne peux pas risquer de vous perdre, je peux très bien disparaître demain matin, et si vous n’êtes pas là, que deviendra le Trojan, n’est-ce pas ?

Bolitho les observait tous deux, un peu gêné d’être témoin pour la première fois des sentiments de Cairns.

— Bien, monsieur, répondit le second, je m’occupe de tout ça.

Comme il s’éloignait, Pears ajouta :

— Mais vous pouvez envoyer ce jeune homme, il ne nous manquera pas trop !

Et il alla rejoindre à l’arrière Bunce qui l’attendait, son étrange chevelure flottant au vent comme de la filasse, avant d’ordonner :

— Faites dire au second lieutenant de monter.

Ça y est, se dit Bolitho, je vais y aller, et en compagnie de Sparke. Prenez le nom de cet homme…

Cairns avait dit au capitaine qui avait la paternité de la combine, ce qui donnait aussi une idée de l’homme : de nombreux seconds auraient essayé de la mettre à leur crédit pour en tirer un profit éventuel.

La nuit tombait de plus en plus tôt, les nuages bas et le crachin persistants rendaient l’atmosphère sinistre.

Lorsqu’il quitta son quart, Cairns l’attendait.

— Je vous ai choisi des hommes de premier brin, Dick. Le second lieutenant prendra la tête des opérations et sera assisté par Mr. Frowd, le meilleur pilote que nous ayons, ainsi que par l’aspirant Libby. Quant à vous, je vous donne Mr. Quinn et Mr. Couzens.

Il regardait ailleurs.

Bolitho n’était pas trop heureux de ce choix : à l’exception de Sparke et de Frowd, voire de lui-même dans une moindre mesure, tous les autres étaient des blancs-becs qui n’avaient jamais participé à ce genre d’action. Que ce fût le timide Quinn ou Couzens, malgré sa bonne volonté, aucun n’avait jamais dû entendre un coup de feu de sa vie, si ce n’est peut-être des coups de pétoire à la chasse au gibier d’eau.

Il mit pourtant un mouchoir sur ses regrets et répondit seulement, songeant au comportement de Cairns avec le capitaine :

— Merci, monsieur.

Le second lui posa la main sur le bras.

— Allez donc enfiler des vêtements secs, si vous en avez encore – il s’apprêtait à rejoindre sa chambre, mais ajouta : Vous aurez le redoutable Stockdale avec vous. Moi-même, j’hésiterais à essayer de l’arrêter !

Bolitho traversa le carré et pénétra dans sa chambre minuscule. Il se déshabilla et se frictionna vigoureusement jusqu’à ressentir une certaine chaleur.

Assis sur sa couchette instable, il écoutait les bruits du bord, craquements, tremblements, éclat d’une gerbe d’embruns qui passait par-dessus les sabords.

Demain, il serait peut-être en route pour un véritable désastre, ou peut-être même déjà mort. Un grand frisson l’envahit, il se frotta l’estomac pour essayer de vaincre cet accès d’inquiétude. Mais, au moins, il allait avoir à faire. Il passa une chemise propre et se lança à la recherche d’un pantalon. Il venait de l’enfiler lorsqu’il entendit de grands cris qui se rapprochaient.

— Tout le monde sur le pont ! Tout le monde sur le pont ! Du monde en haut, à prendre un ris dans les huniers !

Il se leva comme un ressort et se cogna violemment la tête contre un anneau.

— Par l’enfer !

Il se précipita sur le pont comme il put. Lorsque le Trojan réclamait, plus rien n’avait d’importance.

Il passa à côté d’une silhouette informe – Probyn – qui lui dit en ricanant :

— Le brouillard arrive, c’est ça ?

— Allez au diable, lui répondit Bolitho.

Il leur fallut bien deux heures pour prendre des ris et préparer le bâtiment pour la nuit avant que le capitaine se montrât satisfait de la manœuvre. La rumeur d’une attaque prochaine s’était répandue dans tout le bord comme une traînée de poudre, et Bolitho surprit les commentaires les plus insolites : dans des circonstances de ce genre, la frontière entre la vie et la mort n’est jamais très nette.

Et pourtant, il ne se passerait probablement rien du tout. Depuis qu’il était à bord, le cas s’était présenté mainte et mainte fois : on se prépare, et un incident se présente au dernier moment.

Bolitho savait pertinemment qu’ils avaient très peu de chances de trouver et de prendre ce bâtiment. Il savait aussi qu’il serait profondément déçu si l’opération était annulée.

Il redescendit au carré. La plupart des officiers avaient regagné leur couchette pour se remettre de cette journée harassante.

Il ne restait plus que le capitaine D’Esterre et le chirurgien, qui jouaient aux cartes dans un coin près de la seule lampe encore allumée, du côté de la fenêtre de poupe. Le lieutenant Quinn, l’air pensif, contemplait la mèche du gouvernail. À la pauvre lueur du fanal, il semblait plus jeune que jamais.

Bolitho alla s’asseoir près de lui. Logan, leur garçon, arriva avec un pichet de vin en terre cuite.

— Ça va, James ?

Quinn leva lentement les veux, un peu étonné de la question.

— Oui, merci, ça va, monsieur.

Bolitho lui fit un grand sourire.

— Appelez-moi Richard, et même Dick si vous préférez.

Quinn avait l’air extrêmement abattu.

— Vous savez, nous ne sommes plus au poste des aspirants, ici.

Quinn détourna les yeux et observa distraitement les deux joueurs de cartes. Près de la manche aux parements rouges de l’officier fusilier, la pile de pièces grimpait inexorablement, tandis que celle de son partenaire diminuait d’autant.

— Je suppose, reprit-il lentement, que vous avez déjà fait ce genre de chose, monsieur – euh, je veux dire Dick.

— Cela m’est arrivé.

Il fallait absolument profiter de cet élan de confiance et, surtout, ne pas le briser.

— Je… je m’imaginais que je connaîtrais ce moment à bord – il balaya le carré d’un grand geste : Vous voyez ce que je veux dire, avec tous vos amis près de vous, avec vous. Cela, je crois que j’aurais su le faire. Au moins pour une première fois, pour mon premier combat.

— Je comprends, répondit Bolitho. Le bâtiment est notre foyer, cela vous aide.

— Ma famille est dans le commerce du cuir, reprit Quinn en joignant les mains, à la Cité de Londres. Mon père ne voulait pas que j’entre dans la marine – son menton sembla se redresser un peu –, mais j’étais bien décidé. J’avais vu si souvent des vaisseaux de guerre descendre le fleuve vers la mer, je savais très bien ce que je voulais faire.

Bolitho imaginait trop bien le choc ressenti par Quinn lorsqu’il s’était trouvé à affronter les dures réalités d’un bâtiment du roi : cette discipline de fer, le sentiment qu’éprouve tout jeune aspirant d’être le seul qui ne sache rien faire à bord.

Il était lui-même passé par là. Dans l’escalier et le hall de la vieille maison de Cornouailles, les grands portraits sombres de tous ceux qui s’étaient engagés dans cette voie avant lui étaient un perpétuel rappel. À présent, son frère Hugh et lui avaient repris le flambeau. Hugh servait à bord d’une frégate, sans doute en Méditerranée, tandis qu’il se trouvait lui-même ici, sur le point de se lancer dans une action comme celles qu’ils avaient si souvent entendu raconter dans les tavernes de Falmouth.

— Mais vous verrez, James, tout va bien se passer. Nous sommes sous les ordres de Mr. Sparke.

Quinn se décida enfin à sourire.

— Je dois dire qu’il me fait encore plus peur que l’ennemi !

Bolitho éclata de rire. Etrangement, c’est cette crainte puérile qui avait rendu à Quinn toute son énergie.

— Rejoignez votre couchette tant que vous en avez le loisir, et essayez de dormir. Demandez donc à Mackenzie de vous apporter un petit verre de brandy : c’est la panacée de George Probyn !

Quinn se leva et faillit presque tomber quand le bâtiment fut pris d’une grosse secousse.

— Non, il faut tout d’abord que j’écrive une lettre.

Après qu’il fut sorti du carré, D’Esterre se leva de table, empocha ses gains et s’approcha de Bolitho qui se tenait près de la tête du safran.

Le chirurgien allait se joindre à eux, mais D’Esterre lui dit :

— Non, non, Robert, cela suffit. Vous jouez tellement mal que vous allez finir par gâcher mon talent ! – et dans un grand rire : Allez donc retrouver vos flacons et vos boîtes de pilules !

Le chirurgien resta de marbre, ce qui ne lui ressemblait guère, puis en tanguant il s’éloigna, essayant de se raccrocher aux glissières.

D’Esterre montra à Bolitho le carré désert :

— Alors, il se fait du mouron ?

— Oui, un peu.

Le fusilier desserra un peu son foulard qui le gênait.

— J’aurais bien aimé venir avec vous. Si mes gars ne retournent pas se battre un peu, ils vont rouiller comme de vieilles hallebardes !

— Je vais me coucher, fit Bolitho dans un grand bâillement. Non, ajouta-t-il alors que D’Esterre mettait son jeu de cartes en éventail, je ne jouerai pas contre vous, vous avez la sale habitude de gagner.

Allongé sur sa couchette, les mains croisées derrière la tête, il se contenta d’écouter les bruits du bord, identifiant un par un chaque son, chaque craquement de la coque et du gréement.

Il imaginait la bordée de repos, les hommes lovés au creux de leur hamac qui leur faisait comme un cocon, dans l’air nauséabond et rare, les mantelets étant fermés à cause de la mer et de la pluie. Tout le bâtiment était saturé d’humidité, les ponts glissaient, les pompes faisaient entendre leur claquement lancinant, tandis que le Trojan peinait lourdement dans cette mer de l’avant.

Dans son infirmerie fie l’entrepont, sous la flottaison, le chirurgien allait bientôt s’assoupir lui aussi. Il n’avait guère qu’une poignée de pensionnaires, malades ou blessés. Pourvu que cela dure…

Plus loin à l’avant, au poste des aspirants, tout devait être calme. Encore que… Un rai de lumière trahissait sans doute un élève en train de se débattre avec un problème de navigation inextricable qu’il lui faudrait rendre à Bunce le lendemain matin.

Voilà, tel était leur univers à eux tous, fusiliers et marins, peintres, calfats, voiliers, chefs de pièce, tonneliers et gabiers, foule aussi hétéroclite que celle que l’on rencontre dans n’importe quelle grande ville.

Et enfin, tout à l’arrière, sûrement installé à sa grande table, celui qui les commandait tous, leur capitaine.

Bolitho leva les yeux dans l’ombre. Pears était pratiquement au-dessus de lui. Le fidèle Foley rôdait à proximité, tandis que son maître, un bon verre de vin à portée de la main, réfléchissait aux événements de la journée, aux incertitudes du lendemain.

Et c’est là ce qui faisait une énorme différence : eux se contentaient d’obéir et d’exécuter ses ordres de leur mieux. Mais encore fallait-il qu’il les donnât, et tout pesait sur ses seules épaules, blâme ou récompense.

Bolitho se retourna et enfouit son visage dans l’oreiller qui sentait le moisi. Tout bien pesé, rester lieutenant n’était pas exempt d’avantages.

 

En vaillant équipage
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